Les dits du corbeau noir

MICHEL CAPMAL HOMMAGE A KENNETH WHITE (2024) (ELARGIR LE CERCLE) 11 06 JUIN

 

 

 

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 Kenneth WHITE

 

 

Kenneth White

 

Gilbert et moi-même avons découvert l’œuvre naissante de Kenneth White dans les années 1970-1980 et cela a été une bouffée d'air frais pour nous deux, une respiration élargie aux confins des mondes, une plongée dans les origines de celui-ci, dans la mémoire des pierres et des contrées demeurées « sauvages » et ce sur les pas de Rimbaud, de Thoreau, de Whitman, de Segalen, de Breton sans oublier ceux de Basho et de ses « haiku » japonais...

 

Une démarche primordiale et élémentaire dans l'espace et le temps tournant résolument le dos au factice et à l'artifice, à la médiocrité en tout domaine, à l'arrogance, à la dépoétisation et à la désacralisation des règnes et des éléments, à l'intellectualisme, au parisianisme...

 

Grand merci au « poète-vagabond », à l'homme aux semelles de vent nous emmenant à la découverte des territoires de l'esprit, des paysages essentiels et des écritures naturelles et originelles...

 

Michel Capmal, instructeur de poésie à temps complet, poète de la tête aux pieds et des pieds aux étoiles et au cosmos, rend hommage à Kenneth qu'il a eu la chance de connaître et de côtoyer...

 

C'est un « compagnon » des routes de la « Géopoésie » et des chemins de traverses qui y mènent... Avec lui, allons à la rencontre de l'homme qui a vibratoirement et géo-poétiquement concélébré le Vivant de la Vie....          

 

  Bran Du   Juin 2024

 

 

 

Michel Capmal

 

Pour élargir le Cercle

-pour un autre espace-temps –

 

La première version de ce texte a été écrite pour un recueil d’hommages à Kenneth White.

Il est parti vers le Gwenved dans la nuit du 11 au 12 août 2023.

 

 

La présente version est en cours d’inachèvement prolongé.

L’écriture de ces quelques fragments est aimantée vers le « Nord profond » d’une « géographie de l’esprit ».

En résonance (non réductrice) entre la Tradition celto-druidique, et certains aspects de l’aventure poétique des « temps modernes ».

 

Destins hors du commun de Nerval, Baudelaire, Rimbaud, Artaud, Daumal, certains surréalistes, mais aussi Novalis, Hölderlin, Rilke et bien d’autres encore.

 

Des « mystiques à l’état sauvage » en ce sens qu’ils ont été habités par une parole intérieure, impérieuse, primordiale et qui se traduisit et s’imposa , pour chacun d’eux, en une expression poétique qui nous « parle » encore aujourd’hui au plus secret de nous-mêmes.

 

En cette époque où la dissension, la confrontation et le dialogue entre « pensée mythique » et « pensée rationnelle » est toujours en cours. Epoque présente de la physique quantique. Et de « l’apparition » de « l’intelligence artificielle » avec son emprise sur tous les aspects de nos vies quotidiennes. Alors que les forêts disparaissent et les villes deviennent de monstrueuses mégapoles. Aggravation des apparences et du règne de la quantité.

 

Mais, signes des temps, les interstices se multiplient. Encore faut-il les apercevoir.

 

Ce qui est proposé ici, en reprenant le texte précédent, (intitulé La boussole et le cercle) est une approche fragmentée (peut-être avec quelques redites) de la vie et de l’œuvre de Kenneth White.

 

Disons, une courte pérégrination dans l’ œuvre-vie d’un auteur, d’un chercheur, d’un poète qui se sera tenu à distance de toute pensée dogmatique, « ni mythologique, ni métaphysique, ni religieuse », pour « un autre espace ».

 

Pour ainsi retrouver la plénitude profonde et existentielle de l’ici et maintenant. Un espace autre nous redonnant la perception et l’intelligence du vivant. De l’infinitésimal au « chaos-cosmique ». Ce qu’il a appelé la géopoétique.

 

Tout en se tenant « à côté », on a la certitude que le Chaudron d’abondance, d’or ou d’argile, creuset pour une méditation fervente et prolongée vers l’amplitude d’une conscience réunifiée, ne saurait refermer le couvercle mais échanger et intensifier les signes de reconnaissance avec de telles œuvres-vie qui furent « personnelles/impersonnelles ».

 

Il y a un territoire commun, celui de la prodigieuse fluidité de la vie. Fluidité et intensité qui ont été refoulées, reniées, maudites. Dans l’introduction à son livre Les secrets d’une druidesse, Mona Braz cite René Char : « notre héritage n’est précédé d’aucun testament. » Et d’ajouter : « Nos héritages sont multiples, et nous disposons librement de ces trésors. »

 

Donc, ces quelques mots, confiés au blog du Corbeau. Simplement et sincèrement, suite aux deuxièmes Assises de la Druidité qui se sont tenues du 12 au 14 avril 2024 au Val-André, à l’initiative et sous l’impulsion de Bran du.        Trois belles journées qui, par la présence, l’expression et les fort appréciables talents de musiciens, de chanteurs, de conteurs, et conférenciers, offrirent un espace-temps de partage de savoirs, d’expériences vécues, et de paroles vives, festives et fraternelles. Et qui auront quelque peu contribué au rétablissement de l’équilibre vibratoire du monde. Aujourd’hui, une tâche incommensurable.

 

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Où en sommes-nous avec Kenneth White en 2024 ?

 

Le relire et le redécouvrir ? Plus d’une trentaine d’ouvrages étalés là, ce soir de février, sur la table, et aussi plusieurs essais le concernant, ainsi que des articles et des entretiens en revues, et les Cahiers de l’Institut dotés de précieuses collaborations, de même que les journaux de bord des divers centres ou ateliers de l’archipel.

 

Alors, faisons comme si on avait tout oublié de ces ouvrages déjà lus depuis la fin des années 1970 ou le tout début des années 80, et pour certains relus. Et lui adresser un salut fraternel en réponse au « grand geste » impérieux et très persistant que fut son œuvre-vie.

 

Certains titres ou intertitres de ses ouvrages, et de ses poèmes, juxtaposés ou agencés avec diverses phrases, et quelques vers   ( par exemple : « De quoi s’agit-il au fond ? / un goût vif de l’univers / la rivière qui traverse le temps / au bout de la nuit, il y a des fragments fugitifs de réalité… » ) pourraient composer une sorte de marqueterie, ou une mosaïque, une figure impersonnelle, barbare et raffinée. La Figure du Dehors ? Mais pour un tel travail de haute précision, (et non pas un bref collage) il faudra attendre une prochaine occasion.

 

 

Avançons (avec ses propres mots, tournures et concepts) vers cet espace, ce champ d’énergie qu’il nous a invités à explorer, à arpenter pour enfin y séjourner, y habiter. Pour s’acheminer vers l’écriture géopoétique. Afin qu’elle devienne boussole par la découverte progressive de ses coordonnées. « L’écriture géopoétique c’est d’abord la tentation de se situer dans le plus large espace possible. C’est le moyen de découvrir un monde. » Par-delà l’opacité, ou la fausse transparence du Grand n’importe-quoi contemporain. La boussole vers « le nord profond ». Pour la recherche du réel. Dans le meilleur sens du terme, précisons-le, il fut un éveilleur.

 

Avec aussi un peu de « hasard objectif ». Par exemple, la toute récente trouvaille chez un soldeur d’un exemplaire à l’état neuf des Lettres Nouvelles, la revue de Maurice Nadeau, découvreur hors pair. Année 1965 avec A la lisière du monde.

 

Ce texte de la période Meudon se retrouvera dans Les Limbes incandescents, avec d’autres parus la même année sous le titre Dix mille boutons jaunes dans le n°8 de La Brèche, la revue d’André Breton, le grand magnétiseur. Ces deux publications  ( aujourd’hui exceptionnelles ) lui offrant un voisinage d’auteurs incomparable.

 

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Et ce qu’il a lui-même évoqué, ses errances adolescentes « en compagnie du vent » sur la côte nord - ouest , « morphologiquement complexe », de l’Ecosse – A walk along the shore - furent déterminantes pour l’éveil ( ou le réveil ) d’une capacité rare de perception du non-humain, d’une vive sensibilité au vivant, d’une faculté de sismographe à l’instar des « primitifs », ainsi que des arbres, des animaux, et de certaines roches.

 

Il avait déjà approché « la solitude essentielle ». Mais l’incandescence de ces « limbes » fut le moment décisif d’une trajectoire existentielle, intellectuelle, spirituelle, incarnée, et qui prit l’allure de pérégrinations diverses, d’un nomadisme intellectuel par recherches passionnées et découvertes bienfaisantes. Trajectoire toujours plus portée par une volonté de grand savoir, jusqu’à ce point d’appui qui n’aura cessé de s’affiner et de s’approfondir : le concept de géopoétique.

 

« Le grand travail », s’affirmant au fil des années en s’écartant de la pesanteur des idéologies politiques et religieuses, en « décloisonnant », contournant ou surmontant les dualismes, a révélé, confirmé la possibilité d’un « monde non mondain ». « Un monde à part ».

 

« Ce monde à part… c’est ce monde-ci, tel qu’on peut le vivre, l’esprit désencombré…. ». Un monde dont nous ne savons plus voir l’évidence première. Et du coup, tout s’aggrave. Nous disparaissons dans la confusion et l’infantilisme collectif jusqu’à l’étrangeté à nous-mêmes. C’est ce qu’on a appelé dans la « tradition » hégélo-marxiste : l’aliénation.

 

Voulant élargir et affermir le champ poétique, Kenneth White a ouvert la géopoétique à la géographie, la paléogéographie, la géologie, la minéralogie, la météorologie, l’ornithologie, la linguistique, et ainsi de suite. Vers une réappropriation de la connaissance en ses multiples aspects. Pour science et conscience. Avec incursion approfondie dans les domaines asiatique, américain, européen, atlantique, pacifique, hyperboréen.

 

Dès le début de son essai Le vol du Harfang des neiges,       (Carnets de la grande Errance.www.larevuedesressources.org Régis Poulet, faisant référence à l’écrit de K.W. De la préhistoire à la post-histoire ( repris dans le volume Au large de l’histoire. Ed. Le mot et Reste. ) écrit ceci :               « … Kenneth White estimait que des quatre forces ayant porté la culture humaine – le mythe, la religion, la métaphysique et l’histoire – plus aucune n’est encore en mesure de le faire : c’est la particularité de notre situation post-historique qui, comme l’indique le trait d’union, est une époque de transition. »

Et dans le dernier chapitre : Théorie-Pratique de la géopoétique : « Le point commun entre le chamane paléolithique et le géopoéticien est le constat du divorce entre l’homme et le monde. (…) Entre le paléolithique et maintenant, le degré de séparation est sans commune mesure. (…)

 

La géopoétique, quant à elle, survient à une période de l’humanité où ni la religion, ni les mythes, ni la métaphysique, ni l’histoire ne sont plus susceptibles d’offrir un cadre signifiant à la hauteur de l’enjeu anthropologique, écologique, philosophique - en un mot culturel. (…)

 

Si White se tient éloigné de tout néo-chamanisme, la figure du chamane est à ses yeux le prototype du poète tel qu’il l’entend. »

 

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Et très tôt, se confirma la proximité avec certains auteurs singuliers, «  aux limites de la littérature », notamment Thoreau, Withman, Melville, ou Victor Ségalen.

Segalen, lui aussi habité par l’âme celte, grand voyageur, lecteur, et découvreur du pays du réel dans la Chine des années 1900. Et ce fut Equipée. «  Moi-même et l’autre nous sommes rencontrés ici, au plus reculé du voyage. » En Polynésie, à Tahiti, à Papeete, où il eut la révélation d’un peuple autre. Un peuple « premier » dont la langue, les valeurs, les traditions étaient alors déjà menacées d’extinction par les missionnaires, les militaires et les marchands. « … la civilisation a été, pour cette belle race maorie, infiniment néfaste. » Ecrit-il dès 1903.

 

Une autre révélation fut pour lui, aux Marquises, la découverte de l’œuvre vive de Paul Gauguin qui venait de mourir à Hiva-Oa. Les immémoriaux, furent dédié aux Maori des temps oubliés. Il se rendit à Aden pour retrouver quelque chose du Rimbaud au Harrar. Rimbaud sur lequel, très tôt, il écrivit avec pertinence, avant beaucoup d’autres. ( Plus tard, Julien Gracq verra comme une connivence secrète entre La saison en enfer et Les fleurs du mal de Baudelaire.) On le retrouva mort au pied d’un arbre dans la forêt du Huelgoat, en 1919, à l’âge de 42 ans.

 

Herman Melville et son fascinant et immortel Moby-Dick. Ouvrage océanique.

Il ne s’agit pas (seulement) d’un roman d’aventures de chasseurs de baleines américains au XIX° siècle mais, et avec une sorte d’hyperréalisme, d’une épopée métaphysique, une traversée des apparences, un monument extra-littéraire.

 

Thoreau : Walden, et tout ce que nous savons de lui, désormais. Pour lui, cet « original », ami d’Emerson le transcendantaliste, ce fut l’appel du silence peuplé de la forêt, la vie méditative dans les bois, la volonté de désobéissance civile. Et malgré sa courte vie, en nombre d’années, un immense retentissement.

 

Relire Feuilles d’herbe, bien sûr, et lire aussi la « correspondance avec Walt Withman » dans Les leçons du vent. Echange véridique et savoureux, bien qu’en décalage temporel, de quelques lettres reçues en rêve en 2016, et transcrites avec exactitude le matin même.

 

Dans Le gang du Kosmos. ( Du vieil anglais gangan : marcher) Politique et poétique en terre américaine ( Wildproject 2015 ) on peut lire dans l’introduction de cette « géographie de l’esprit » évoquant « la poétique withmanienne » :        « … je n’imagine pas une étude radicale des éléments significatifs de la poésie américaine qui fasse l’économie de la référence à Withman. » Discernement de la ligne subtile chez Whitman. « Pénétrer dans des régions vivantes encore jamais visitées. . . avec ce qu’il nomme la nature ouverte, mystique, éloquente, retirée au loin et pourtant palpable… Cela va au-delà du Vieux Monde traditionnel, au-delà du Nouveau Monde idéologique.

 

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Il s'agit de quelque chose de plus complexe et de plus subtil : un Monde Ouvert ontologique. Walt Withman était tout à fait conscient de se trouver (…) à l’orée d’un potentiel nouveau.   Il ne s’agit pas ici de poètes engagés. ( A. Ginsberg, W. C. Williams, G. Snyder, R. Jeffers, E. Pound. ) Il est question d’un champ qui transcende la politique et la poésie telles qu’on les pratique normalement. »

 

A consulter : le dictionnaire de géopoétique sur le site de l’Institut international de géopoétique. ( Conçu et réalisé par Stéphane Bigeard.)

 

Et puis voici Le monde d’Antonin Artaud, entre autres espace-temps hors-limite, et pourtant riche de possibles, tout en nous exhortant à se tenir en éveil, à rester reliés, et se vouloir « déconditionné ». C’est aussi le titre de l’essai de Kenneth White paru en 1989, un «  long périple poétique, politique et philosophique à travers l’œuvre d’Antonin Artaud » et sa lucide fureur pour la réalisation d’un « théâtre chamanique ». Lecture faite on se persuade, une fois encore, qu’Antonin Artaud – « chaman sans tribu » étant donné sa farouche et dévorante solitude - est une des figures majeures de l’aventure poétique du vingtième siècle jusqu’à ce jour.

 

Aventure de l’intelligence poétique appelant à un « travail géo-logique ». Une intelligence poétique au cœur d’une authentique et très profonde « révolution culturelle ». Le désir vivace d’une telle révolution, hors idéologie, hors catégorie culturelle, hors normes, autrement dit d’un tel espace-temps, s’est fait jour avec le surréalisme et aussi le mouvement situationniste. De même qu’avec le groupe du « Grand Jeu », ainsi qu’en d’autres lieux restés en retrait.

 

Cependant, « révolution culturelle » n’est pas la formulation la plus appropriée, mais une approximation pour et vers « autre chose ». Vers, d’abord et aussi, « un espace premier », « un paysage archaïque », pour une parole germinative apportée par un nouveau langage. Par-delà toute « modernité ». Mais par audacieuses recherches et expérimentations, « lâcher prise » et « prise de risques », ce qui n’est pas exactement traduisible par « engagement » au sens courant, borné au militantisme, pas plus que dans le registre mercantile du « développement personnel ». White et Artaud alors se croisent et se rejoignent, au moins jusqu’à une certaine limite. Appelant à fonder un monde. A repenser le monde en ses multiples dimensions.

 

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Après un passage très marquant , inoubliable, dans le groupe surréaliste des années 20, il en fut exclu, et par conséquent rendu à lui-même. Lui, Antonin Artaud, en appelait à une « révolution métaphysique ». ( « C’est à partir de la peau qu’on rejoint aujourd’hui la métaphysique, étant donné où nous en sommes… » citation de mémoire.) A relire Au grand jour par ses ex-compagnons surréalistes qui allaient tenter de s’accommoder tant bien que mal d’une idéologie marxiste-léniniste, et pour certains dans sa variante trotskyste.

 

Et la réponse d’Antonin Artaud : A la grande nuit. Un poète pour qui écrire, écrire de la poésie, était un acte décisif, animé par le sens du sacré. Acteur et metteur en scène inspiré, exigeant et audacieux, il avait une haute idée du théâtre, ni nouveau divertissement, ni « éducation du peuple ». Un théâtre « paratonnerre » contre les méfaits du « monde moderne ». Un théâtre en travail au bord de l’indicible et au risque du sacré, du rite, de la magie, pour le réveil du corps et de la voix.

 

Pour le surgissement de la parole organique/spirituelle. La parole nue et le cri à vif. Le corps en éveil par le souffle profond pour qu’advienne le signe de l’évidence de ce qui est là, à la croisée de l’immanence et de la transcendance. Pour ainsi retrouver l’unité vivante d’avant la division, d’avant la séparation des deux mondes. Pour accéder à un état de conscience à hauteur de la béance dans laquelle nous errons, aveugles et sourds. Pour atteindre à « un ordre chaotico-cosmique » selon la formulation même de Kenneth White.

 

Ce fut le voyage au Mexique, en 1936, au pays des Tarahumaras. Puis, en août 37 le départ pour l’Irlande vers les sources gaëliques, à « la recherche d’une très antique tradition », jusqu’aux îles d’Aran. « Je quitte Galway et je vais vers mon Destin. » Et malgré « la protection » de la « canne de Saint-Patrick », son destin fut une traversée d’un désert hanté et habité par des forces redoutables. Et qui le conduisit quelque temps plus tard à Rodez dans la clinique du docteur Ferdière. A la fin de la Deuxième Guerre mondiale, ce fut Montparnasse et ses cafés (Le Dôme et la Rotonde de  l’époque ) avec un petit cercle d’amis fidèles. Et la clinique d’Ivry.

 

Revoir ses dessins, relire ses écrits de cette dernière période. Et, peu avant la fin de son parcours terrestre, l’enregistrement de Pour en finir avec le jugement de Dieu. Il faut entendre la voix d’Antonin Artaud dans la lumière noire de cette « nouvelle épiphanie ».

 

Il mourut le 4 mars 1948. Un « horrible travailleur » au sens rimbaldien. Il s’était « travaillé » sa vie durant. Le « travail » qui attend encore et toujours tout vrai poète. Tel un médium en qui s’incarnerait la voix, le cri, le rythme, la parole.

 

« Un nouveau langage. » Un langage qui serait l’expression d’une parole première mais enfouie dans les méandres et remous d’un langage dégradé, celui de l’utilitaire et du mercantile. Une énergie inscrite dans la mémoire de nos cellules mais depuis si longtemps captive du labyrinthe de l’empire de la séparation. Celui-ci, cet « empire », sera parvenu à imposer une positivité boursoufflée et mortifère, la négation de la peau et de la chair du vivant.

 

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La géopoétique ne se présente pas comme « un nouvel humanisme », au sens d’une doctrine forclose sur « le phénomène humain », mais comme une théorie-pratique résolument orientée vers la sortie de l’anthropocentrisme, et comme un plan d’accès qui permettrait de rétablir le lien perdu, le lien organique essentiel, et donc ultra-sensible, après la coupure, la rupture, la perte, sinon irrémédiable, terriblement profonde avec ce que nous appelons la Nature.

 

Avec le végétal, le minéral, l’animal, et d’autres éléments fondamentaux constitutifs de notre « humanité ». Alors, reconquérir le plain-pied avec le réel, avec le Vivant, avec « nous-mêmes ». Nous-mêmes ? A voir ! Du plus près au plus abyssal. Retrouver le lien avec les énergies souveraines – que nous avons appelé « les dieux » - qui présidèrent sinon à l’harmonie, tout au moins à la cohérence d’anciennes civilisations, telle la civilisation celtique, toujours sous-jacente, et dont la survivance parmi nous est incontestable.

 

Les « dieux » se seraient-ils enfuis pour toujours ? Nous savons que le gouffre n’est franchissable qu’à certaines conditions.

 

Et sachant que Kenneth White se disait « possibiliste », il est à préciser que cet aspect – fondamental – de la géopoétique ne peut que se maintenir à distance, sinon en opposition, avec ce que l’on appellera ici « l’écologisme techno-bureaucratique d’Etat ». Un Etat « moderne » au service de privatisations les plus prédatrices, tout en favorisant une absurde « dictature verte ».

 

Rappelons ici le magnifique projet de Francis Hallé pour la réalisation d’un écosystème exceptionnel : Le retour d’une grande forêt primaire en Europe de l’Ouest. www.foretprimaire-francishalle.org

 

Et les courageuses et très compétentes activités de défense de la forêt – et plus particulièrement de celles dites « en libre évolution » - de l’association de Bernard Boisson : Forêt citoyenne. Celui-ci ne cesse d’alerter sur « La crise du déracinement humain dans des lieux déracinés. Une des trois grandes crises majeures à juguler avec le changement climatique et l’effondrement de la biodiversité. Et de l’urgente nécessité de les comprendre dans leurs interactions. »

www.foretcitoyenne.org

En lien avec le collectif Nous Sommes Forêt.

www.noussommesforet.com

 

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La haute poésie est l’expression de la conscience profonde de cette unité perdue. Elle est aussi acheminement vers la parole poétique. Mais tout en traversant un territoire peu à peu et radicalement débarrassé des chaînes mentales et des catégories fossilisées par l’institution universitaire : ontologiques, mythologisantes, esthétisantes ou psychologisantes. Le poétique, territoire souverain. Pour déployer « la textonique de la Terre ».

 

Effectivement, pour dire le monde, les métaphores convenues, l’imagination repliée sur le petit « moi », et autres vains détours relevant de « la vieillerie poétique » ne sauraient suffire devant une telle exigence.

 

Pour nous relier dans « une poétique généralisée » devant l’aggravation du déficit existentiel de nos « sociétés modernes ». Déficit existentiel, bien plus inquiétant qu’un déficit financier, car « producteur » de déshumanisation à tous les degrés, en conséquence de l’ignorance et de l’indifférence encouragées, imposées, programmées, des multiples dimensions de réel. Celles déjà (jadis) connues et d’autres encore inconnues, et certaines irréductibles à une connaissance dite rationnelle, et que la pensée poétique ne pourra qu’à peine soupçonner, évoquer par l’intuition – la voyance – inhérente à cette pensée.

 

Une pensée de la présence et des confins. Une pensée non séparée. Une pensée en voie d’incarnation. Elargir et approfondir le champ poétique c’est élargir et approfondir le champ des possibles.

 

Le « vieux monde », aujourd’hui « globalisé », poursuit obstinément et aveuglément sa propre destruction. Il est probable que par suite d’un tel déclin, il ne connaîtra plus les « révolutions sociales » majeures, terribles, monstrueuses, magnifiques, et finalement catastrophiques, que son dysfonctionnement avait provoquées. Celles-ci n’eurent ni l’envergure ni la maturité – à la fois la sagesse et l’audace devant toute l’ampleur et la profondeur du « négatif » ( au sens de la logique « théologico-historiciste » hégélienne ) - pour passer outre les impasses idéologiques et les ornières fatales de la prise de pouvoir.

 

A sujet du « négatif » nous ne négligerons pas l’interprétation de Christian Dotremont – inventeur des logogrammes – ( cité dans Déambulations dans l’espace nomade) «  C’est d’une renversante conscience du négatif que l’on peut attendre le salut de l’homme. » Et ajoute K.W. le négatif est une mine nouvelle, une source du possible.

 

Un « nouveau monde » a commencé d’émerger à la faveur d’une convergence des périls qui sont autant de conditions favorables à l’établissement d’une nouvelle barbarie, d’un nouvel obscurantisme. La financiarisation quasi totalitaire – plus exactement la Mega Machine du Capital – ne laisse (presque) plus aucun espace de vie indemne de l’empreinte de la marchandisation fusionnant avec les machines de guerre algorithmiques contre le Vivant.

 

Le vivant toujours plus menacé par le grand remplacement de « la réalité virtuelle. » Nous pouvions déjà et depuis longtemps constater le décervelage permanent par conditionnement médiatique et quotidiennement intrusif sur les populations.

 

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Nous voici contemporains de l’avènement de cette nouvelle divinité omniprésente : l’ I A. La prétendue intelligence artificielle, sous le pouvoir absolu de laquelle nos vies seront régentées absolument. Et « aspirées » dans l’entonnoir d’une mutation-négation de l’humain laissant place à on ne sait trop encore quelle nouvelle « espèce » régnante à la surface dévastée de la planète.

 

On peut toujours espérer que les interstices se maintiennent encore innombrables. Pour laisser passer une énergie bio-cosmique, ( Wilhem Reich et « l’orgone » ?) Et aussi référence à l’écologie mentale de Gregory Bateson «  selon laquelle les manifestations les plus fertiles, les plus éclairées de l’esprit humain, sont en connexion directe avec le multivers biocosmique non-humain. »

 

Pour re-donner libre cours à une parole plénière, donatrice de sens profond et, par un sursaut de conscience sortir de « l’autoroute de l’Histoire », ( de « l’Histoire » falsifiée ). Et transformer ( transmuter) le temps congelé de ce monde à l’envers en espace ( un espace multidimentionnel ) réellement habitable. Habitable pour « jouer » avec les dieux. Avec Logos, Eros, Cosmos et Thanathos et Polemos. Dans un jeu de vie clairvoyant et ascendant vers la construction  (l’expérimentation ) d’une possible /impossible (?) « communauté humaine » (?) ( les guillemets sont indispensables ! )

 

Comme aventure individuelle et collective au-delà des bornes identitaires d’un modèle « égocentré » sur écran de vie virtuelle. Afin de retrouver le lien organique et spirituel avec la Terre, avec les divers territoires, et leurs singularités, leurs racines, leurs mémoires, leurs persistantes et nouvelles ramifications et germinations. Une riche et vivante et vivace multiplicité.

 

Cependant, une perspective inverse se présente, et sans plus tarder veut s’imposer sous l’aspect « d’une guerre globale » à venir.

 

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J’ai rencontré Kenneth White par intervalles prolongés seulement, mais qui s’inscrivaient dans une temporalité singulière. Et qui permettait à chaque fois de se reconnaître, - anarchiste individualiste, hyperboréen, et plus encore – et très vite, d’aller à l’essentiel. Souvenirs de ces échanges dans des cafés parisiens, de son ton de voix « franco-écossais », chaleureux et enjoué. De son regard averti sur la « nature humaine ». Une sorte de don de double-vue. Dire le vrai au vif du moment présent. Et puis chacun reprend sa route jusqu’au prochain croisement.

 

Plus tard, lisant dans La traversée des territoires le chapitre La grande promenade cévenole, je me suis retrouvé sur quelques arpents de ma « vraie patrie ». « … une Occitanie celtique, dans un territoire celto-occitan, ce qui, anthropologiquement, culturellement, donne un mélange volatile, parfois explosif et, ici et là, lumineux. » Et dans le chapitre précédent, «  Brise de Provence », un plaisir que cette évocation des troubadours «  amoureux de trouvailles, de jeux subtils, de rythmes complexes.

 

Cela pouvait aller du limpide au compliqué, du trobar leu, plutôt simple, au trobar clus, très ramassé et synthétique, en passant par le trobar ric, aux sonorités éclatantes. Ils avaient pour noms Guillaume d’Aquitaine, Bernard de Ventadour, Arnaut Daniel, Peire Vidal, Jaufré Rudel, Raimbaut d’Orange, Arnaud de Mareuil, Guillaume de Capestany, Pierre d’Auvergne, Raimbaut de Vaqueyras, Bertrand de Born. » Ainsi que les gascons Cercamon et Marcabru.

 

Auparavant, j’avais apprécié la généreuse vivacité de son « manifeste anti-médiocratie » : Les affinités extrêmes. Avec hommages rendus à Elisée Reclus, Arthur Rimbaud, Victor Segalen, Saint-John-Perse, André Breton, Louis-Ferdinand Céline, Henri Michaux, Charles-Albert Cingria, Joseph Delteil, Emil Cioran.

 

 

Traversée des territoires et navigation hauturière vers les îles au nord du monde.

 

Analogies et complémentarité . Parce-que Cela est ainsi, maintenant.

( Cela ? ici à prendre dans tous les sens, jusqu’au nonsense. )

 

Elargir le Cercle.

 

En raffermir les fondements pour en déployer l’horizon.

Dans la perspective du possible/impossible.

Toujours en forte et juste résonance avec le poïein originel.

Un cercle qui ne saurait se refermer sur lui-même.

La suite est déjà inscrite, en écriture cryptique ou idéogrammatique, sur les ailes de l’albatros…

 

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Les citations ou phrases, parfois « détournées », ont été prélevées dans La figure du dehors, Le monde d’Antonin Artaud, L’esprit nomade, Le plateau de l’albatros, l’anthologie personnelle, Investigations dans l’espace nomade, Les finisterres de l’esprit, Les affinités extrêmes, Au large de l’histoire, Panorama géopoétique, Le gang du Kosmos, Les leçons du vent, La traversée des territoires, Lettres aux derniers lettrés, Un monde à part, ainsi qu’au titre du texte d’avril 2020 : Fondement et Horizon, et au sous-titre du n° 10/11 du printemps 1980 de la revue Cosmose : « pour élargir le cercle ».

 

M C - Février - Mars 2024

 

 Note de lecture. 1

 

«  … S’il y a des leçons à tirer ou à recevoir des civilisations disparues, la civilisation celtique n’est ni moins riche ni moins digne que les autres d’en procurer. Par une étrangeté de l’histoire, ce n’est pas la Gaule intégrée dans la Romania qui a recueilli l’héritage de l’imperium romain, c’est le Heiliges Römisches Reich Deutscher Nation des descendant d’Arminius, le Saint Empire Romain Germanique. Mais le mot Reich, avons-nous dit, est d’origine celtique. Peut-être un système politique hérité des Celtes aurait-il évité à l’Europe la discorde des Papes (romains) et des Empereurs (germains), le Temporel voulant guider le Spirituel et le Spirituel voulant se substituer au Temporel ?

 

Peut-être aurait-il évité à l’Europe les longs siècles de chaos féodal, si durs aux petits et aux humbles ? Nous ne savons : il n’est plus temps, dans l’actuelle banalité universitaire, de regarder si haut et si loin, même en arrière. Mais ce que nous savons, c’est que la civilisation celtique nous donne une haute leçon de spiritualité. Chacun est libre d’en retenir la dose qui lui convient. »

 

Françoise Le Roux et Christian-J Guyonvarc’h.

La Civilisation celtique. Rennes. 1978.

Edition Ogam – Celticum 1986.

( Ouvrage publié sans aucune subvention publique ou privée )

 

 Note de lecture 2

 

« Je ressens l’énergie retenue dans les roches métamorphiques comme un appel d’une force cosmique cherchant à se libérer. (…) Méditatif, j’apprécie le rugueux, je sens le rêche et parfois le gras de l’épiderme de la pierre. L’écho lointain du feu central, qui tient en équilibre les atomes de l’univers, y est perceptible. »

 

Jean Malaurie. L’Allée des baleines. Ed. Mille et une Nuits.

 

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Note de lecture 3

 

« L’étrange – l’inquiétante route ! le seul grand chemin que j’aie jamais suivi, dont le serpentement, quand bien même tout s’effacerait autour de lui de ses rencontres et de ses dangers – de ses taillis crépusculaires et de sa peur – creuserait encore sa trace dans ma mémoire comme un rai de diamant sur une vitre. On s’engageait dans celui-là comme on s’embarque sur la mer. A travers trois cent lieues de pays confus, courant seul, sans nœuds, sans attaches, un fil mince, étiré, blanchi de soleil, pourri de feuilles mortes, il déroule dans mon souvenir la traînée phosphorescente d’un sentier où le pied tâtonne entre les herbes par une nuit de lune, comme si entre ses berges de nuit, je l’avais suivi d’un bout à l’autre à travers un interminable bois noir. »

 

Julien Gracq. La route. ( Dans La presqu’île. ) Ed. José Corti.

 

Note de lecture 4

 

«  Si nous voulons découvrir le sens, ou, du moins, trouver une définition du logos, il nous faut, dans la civilisation occidentale, nous retourner vers les présocratiques, ces philosophes-poètes, frappés d’un sens tragique de la séparation, et qui affirmaient pourtant et malgré tout, l’unité. »

 

Kenneth White. Approches du Monde blanc. ( Le nouveau commerce. 1976.)

 

 Note de lecture 5

 

« Les inukshuk sont des empilages de pierres brutes dressées en forme d’hommes sur les côtes du Canada arctique. Je comprends bien qu’ils n’aient jamais trouvé place dans l’histoire de la statuaire. Pourtant, ils sont d’incontestables représentations humaines et personnes ne les confondrait avec de simples cairns que tant de peuples nomades élèvent de place en place au long de leur itinéraires. Ils disparaissent ou ont déjà disparu avec le changement récent, rapide et total de la vie eskimo. (…)

 

Leur solidité n’est pas excessive : ils s’éboulent aisément ; ni leur ressemblance présomptueuse : l’artisan ne leur a rien ajouté qui la complète ou la guide. Ce sont des doubles mal dégrossis, des golems non d’argile modelable, mais de durs cailloux empilés (…) J’éviterai même de faire état du chamanisme que les Eskimos de la terre de Baffin ont effectivement pratiqué.

 

Roger Caillois. Les hommes de pierres de l’Arctique canadien.

Revue Diogène. N° 94. Année 1976.

 

 

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15/06/2024