Les dits du corbeau noir

Les écrivains voyageurs : N. Bouvier/ S Tesson..... extraits

NICOLAS BOUVIER              Le Vent des Routes (Extraits)                 Routes et déroutes (entretien)
« Voici le moment où le lac gèle
À partir de ses rives Et l’homme à partir de son cœur… » Holan
« …Il faut qu’il y ait de l’air entre les mots (la vie voyageante)
On ne peut pas être à la fois le reflet du divin et une poubelle…
Je souffre de l’insuffisance d’être ( un sentiment de carence…)
Ce qui nous fait peur c’est-ce que l’on ne parvient pas à définir… Face aux choses objectivement malfaisantes ou funestes, il nous faut une sorte de transmutation alchimique, mais celle-ci n’est jamais parfaite ; de telle sorte qu’il ne peut jamais y avoir de grand œuvre. …/… Dans la forme poétique il y a une fonction consolatrice…
La poésie : la force des images transcendées… dans les moments de solitude indicible, c’est alors qu’il nous faut la poésie… C’est le cœur du poème qui vient à vous. Presque tout est dicté, donné…
Le rire est la plus noble conquête de l’homme : il guérit tout.
Il faut se battre pour conserver sa fraîcheur d’esprit…
L’état de manque m’a mis sur la route… Tout voyage a son élément d’apprentissage…
La route renferme une leçon… La beauté nue… Entre dans la forme, sors de la forme, et trouve ta liberté…
Toute création ; je dirai même toute existence digne de ce nom doit passer par ces trois étapes obligées et, pour moi, la liberté intérieure est bien la seule conquête qui vaille que l’on risque sa peau dans ce « monde trompeur »… (Journal d’Aran et d’autres lieux)
L’existence entière est un exercice de disparition…
Essayer de trouver le mot juste…
Il y a quelque chose de fondamentalement heureux dans le simple fait d’être au monde et par carence, par insuffisance d’être, on l’oublie…
Il est plus difficile d’être que de faire. La condition du bien faire implique qu’il faut d’abord être là. L’allégresse originelle est le fait d’être au monde… L’être reste en friche…
Tenter de déchiffrer « l’architecture secrète du cosmos »
Elle est peut-être cette allégresse originelle que nous avons connue, perdue, retrouvée par instants, mais toujours cherchée à tâtons dans le colin-maillard de nos vies…
(le Poisson-Scorpion)
Les choses précieuses qui touchent à la nature de l’existence ne peuvent s’obtenir sans qu’on paie de sa personne…
Le but ultime : arriver à la mort dans un certain état d’esprit…
Je crois que si la dimension spirituelle disparaissait, le monde disparaîtrait aussi…
Je crois que le but principal de l’existence est de percevoir la polyphonie du monde autant que son impermanence et il n’y a pas besoin d’être bouddhiste ou zen pour sentir ce besoin là…
Décrire des moments de totalité, où les choses entrent en résonnance… C’est ça que j’appelle relié ; c’est un sentiment qu’on peut retrouver dans la nature…
Dans le ressac du monde… Saisir l’instant… les moments de « surgissement »… avec une extrême présence aux choses…
Le conteur établit entre poésie et présent, entre les êtres et les choses, un réseau serré de rapports, de connivences, d’échos et de reflets qui font que petits à petits, l’univers entier est, pour la délectation de l’auditoire, pris par le miel du langage. » (L’échappe belle)
C’est choses sont sympathiques parce que panthéistes. Ce que je suis moi-même dans la mesure où j’ai le sentiment que le monde est fait d’éléments différents …/… et que tous ces éléments conspirent pour créer des monades harmoniques. Le monde est constamment polyphonique alors que nous n’en avons, par carence ou paresse, qu’une lecture monodique…
Courage, on est bien mieux relié qu’on ne le croit, mais on oublie de s’en souvenir…
Tout ce territoire entre le magique et le sacré compte beaucoup pour moi…
(L’invention du monde est fabuleuse.)…
Les écrivains font découvrir des territoires que le lecteur a en lui, mais qu’il a laissé en friche…
Il ne faut pas du tout ignorer le message de l’instinct…
Je me suis assez vite rendu compte que la vie était tellement colorée et généreuse qu’il faudrait bien que j’en fasse quelque chose…
L’échec amoureux est souvent formateur…
Giono est l’homme qui parle le mieux du bonheur…
Il y a un autre monde que celui que l’on perçoit ordinairement…
Je vois ces choses se mettre en place, d’une façon mystérieuse, comme à l’intérieur d’une sphère où tout conspirerait à achever une sorte d’ensemble harmonique, polyphonique… Entendre toutes les voix de la partition et non une seule…
Le meilleur comme le pire de ce que nous vivons ne peut pas être dit…
Apprécier : le côté jubilatoire de l’usage du monde… la dilution du temps dans l’espace…
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Sylvain TESSON                Eloge de la vie vagabonde (extraits)          Editions des Equateurs


«  Profitant de cette traversée des terres à haute valeur pétrolifère, je consacrerai mon temps d’avancée solitaire à réfléchir au mystère de l’énergie. Celle que nous extrayons des strates de la géologie, mais aussi celle qui attend son heure au plus profond de nous. Pétrole et force vitale procèdent du même principe : l’être humain recèle un gisement d’énergie que des forages propices peuvent faire jaillir…
Pourquoi nos ressorts nous poussent-ils à l’agitation au lieu de nous convertir à la sagesse zen ?…
Peut-être ainsi saurai-je mieux puiser au fon de moi les réserves d’énergies, convoquer mes forces et libérer celles qui hibernent dans les recoins de mon âme….
Les idées jailliront mieux sous les pas du vagabond que sous le couvercle de la méditation…
Il ne nous suffit pas de bouleverser l’équilibre de la nature, encore faut-il lui faire rendre gorge jusqu’à l’ultime réserve.
Présentation : L’énergie étant cette faculté de se précipiter dans l’inconnu…
Hommes qui n’aimez pas les choses, accordez-leur grand soin pour n’en point trop posséder, ni devoir les changer sans cesse…
 
Ce qui se passe au fond du chaudron d’Aral (forage dans l’ancienne mer d’Aral) incarne la voracité des hommes, cette mise en demeure de la nature de donner jusqu’à son dernier souffle ; cette injonction à la Terre de se livrer toute entière au formidable appétit de l’humanité ; cette prédation des tréfonds pour que la lumière règne à la surface un peu comme lorsqu’on va chercher l’inspiration au plus profond de soi pour faire jaillir une idée lumineuse…
A trop vivre en nos bulles individuelles nous avons oublié que nous vivions dans une boule unique… le jour où nous renouerons avec son sol, recommencerons à en caresser la surface, le jour où nous baisserons la température à laquelle brûle notre amour de nous-mêmes, le climat général retombera peut-être…
Débarrassée des scories qui l’encombrent, des efforts inutiles, des paroles superflues, la vie du voyageur se gonfle de sève…
Principe de l’élagage : moins de branches, plus de force pour le tronc…
Alors l’esprit concentré peut cheminer le long d’une route unique, et s’exercer tout entier à la plus belle vertu, la plus énergétique : être attentif…
La route intensifie les événements de la vie , cette densification du cours des choses contribue à les graver dans l’esprit…
Une fois l’humanité acculée à des nappes vides …/… Il ne sera plus temps d’organiser un « commerce équitable », une « réduction des impacts », ou un « échange éthique ». Mais il sera question d’imaginer vraiment un autre monde…
« La vache du riche mange le grain du pauvre » René Dumont
Il y a dans la capacité d’émerveillement l’un des secrets de l’énergie vitale.
Une heure passée sur un carré d’herbe n’est jamais perdue…
Quelques rares êtres réussissent à se maintenir en perpétuel état de reconnaissance devant le cours des choses, à « tenir (leur) âme en haleine » selon Montaigne, cela parce qu’ils éprouvent en eux l’unité du vivant…
Ils se sentent intégré à la valse solaire. Ils se savent dépendre de l’astre autant que le chêne et le lombric… Ils développent corps et âme une capacité extrême de réception des signaux du monde extérieur - de ses parfums, de ses couleurs et de ses formes -…
Ils regardent de toute leur âme, écoutent de tous leurs yeux, reçoivent de toute leur chair…
Notes sur l’énergie…
Le mot grec énergia désigne la force mise en acte. Le verbe energein signifie « produire une action »… Le mot dunamis renvoie à l’idée de la force en puissance dans la Grèce antique… …/… les physiciens reconnaissent dans l’énergie la capacité de certains systèmes à fournir un travail mécanique, une action utile…
Les philosophies orientales en Occident ont assis l’idée que la circulation d’un principe de vie dans notre être de chair, le fluide autonome (léger comme un ectoplasme), dispenserait en nous son magnétisme…
Vu d’Asie, le terme d’énergie désignerait cette force holistique, principe de vie flottant entre le corps et l’âme… Les Traditions prétendent maîtriser les ondulations de ce courant intérieur… (les chakras, le shi, l’équilibre du yin et du yang)…
On place aujourd’hui le mot énergie sous la même bannière : la force qui se dégage de nos actions et la force qui est en nous avant sa libération…
Le philosophe grec Aristote peint l’énergie comme le passage de la puissance à l’acte… L’aiguillon qui stimule la force et qui la libère en action est la volonté…
Le but ultime, la résolution de toute vie, l’aspiration de nos efforts serait l’accomplissement de nos désirs selon Spinoza…
Pour Nietzsche, le but n’est ni le bonheur, ni le rassasiement de nos désirs, mais le dépassement de soi, la création de son propre devenir et que le bonheur viendra du sentiment d’avoir libéré sans timidité sa « volonté de puissance » : « cette volonté de puissance la plus intellectuelle de toutes, la volonté de créer le monde. »
L’énergie serait ainsi le chemin séparant la force en puissance d’un homme et l’accomplissement de son dessein vital… L’énergie serait ce processus, puisant dans la force intérieure de quoi entraîner, sous l’aiguillon de la volonté ; une série d’actions tendant vers l’accomplissement des désirs…
FORCE/ACTION/ACCOMPLISSEMENT DES DESIRS… Entre la force et l’assouvissement, le bonheur et la raison de vivre se tient une série d’actions volontaires..
Il me suffit de l’odeur des mousses pour que le sang m’irrigue…
La rencontre est un bonheur fugace, rare, avare de lui-même. Elle survient sur la route. Surtout ne pas aller vers elle ! Si elle se décide à venir, alors elle illuminera notre ciel intérieur sans qu’il n’y ait rien à faire…
J’avoue que je voyage en « vagabond enchanté » pour le seul bénéfice de mon âme et la pure jouissance de mon corps. Que me frotter à la beauté du monde et mon unique raison de lever les ancres…
Parfois, l’âme devant un paysage, se gonfle d’une émotion inexpliquée. Elle reconnaît un lieu comme si elle lui était prédestinée…
Une fois éprouvé le bonheur, nous n’avons plus de cesse qu’il resurgisse du fond des eaux. Cette énergie du renouement s’apparente à une course à l’âge d’or. Le souvenir des moments heureux nous dynamise et nous enjoint de les recréer… C’est peut-être uniquement parce que nous nous souvenons que c’est bon… que nous désirons le vérifier, une fois encore ?…
Energétisme des heures passées dans la nature…
Le corps prend racine, les liens qui l’attachent au sol repoussent…
Vagabonder, c’est se laisser nourrir par le lait des choses simples, laisser l’énergie élémentaire du monde s’occuper de sa carcasse…
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Kenneth White              Le Rôdeur des confins         (Editeur Albin Michel) extraits
Il s’agit d’ouvrir un espace d’existence et de promouvoir une nouvelle présence au monde…
Le « nomade intellectuel » qui, constatant l’effondrement de tous les modèles, ne se contente pas de décrire des situations psycho-sociologiques, avec ou sans intrigue, ou de commenter des faits divers et des épiphénomènes, mais tente de se frayer un chemin à travers ruines et rumeurs, à la recherche d’un nouveau paysage de l’esprit dont il a l’intuition, et du grand champ inédit de vie dont il capte les instants…
Le livre itinéraire plonge dans la prose du monde qui est souvent parcourue d’une étrange poéticité…
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Citations extraites de l’ouvrage précité :
«  Dans le vaste univers, pensais-je, il n’y a que la nature qui ne soit pas digne de risée. » Montherlant (un voyageur solitaire est un diable)
«  Ne peut-on remonter plus loin, plus haut encore, franchir le seuil de la conscience embryonnaire… » Blaise Cendrars (Bourlinguer)
« Depuis les zones intermédiaires de l’existence jusqu’au bord affûté de la vie » Leon Chestov les confins de la vie
« Le surhomme sera, non pas le plus fort, mais le plus complet !
Le surhomme sera, non pas le plus dur, mais le plus complexe !
Le surhomme sera, non pas le plus libre, mais le plus harmonique ! »
Fernando Pessoa Le chemin du serpent…
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Sylvain TESSON      L’Axe du Loup   Robert Laffont  éd          De la Sibérie à l’Inde
« Un homme sans cheval est un oiseau sans ailes » Proverbe mongol
Sur les traces d’hommes évadés du goulag sibérien et qui on rejoint au bout de deux ans les Indes… (quatre survivants seulement sur toute l’équipe)…
« En voyage on devrait fermer les yeux. » Blaise Cendrars
L’évasion est source d’ingéniosité…
Arpenter les sentiers d’évasion qui sont des chemins de splendeur. Pour rendre hommage à tous les arpenteurs de steppes, les bouffeurs d’horizon, les défricheurs d’espace et les porteurs de souffle, qui savent que s’arrêter, c’est mourir…
S’évader, c’est passer d’un état de « sous-vie » (la détention) à un état de survie (la cavale) par amour de la Vie…
Je sais que le pas humain, la foulée du cheval, sont les meilleurs instruments pour mesurer l’immensité du monde. Voilà 10 ans que je trouve la paix en battant les chemins et que rien ne me met plus en joie qu’un horizon fuyant lentement mes tentatives de le rejoindre…
Choisir coûte davantage d’énergie que subir…
Le long du lit de Léna
Les rayons filtrés par les haillons des fleuves tirent dans la forêt des traits de lumière druidique…
L’homme n’a pas sa partition à jouer dans ces symphonies d’éléments (dans la solitude sibérienne)
Il sait que la vie sauvage et libre est la manière la plus profonde de célébrer l’esprit rebelle…
Le chemin nettoie…
Chez le cerf, c’est l’esprit qui fraye le chemin…
Ces terres épargnées sont gonflées de sèves vitales…
(Les bêtes savent qu’ils seront courts les mois de leurs amours)…
La peur, c’est quand l’âme ne fait plus confiance au corps…
Ma fonction, ma nature, ma raison d’être et d’être en paix, c’est le mouvement…
J’aime lire de la poésie à mon petit feu. C’est un cher petit ami que je peux faire jaillir de mes doigts, chaque jour, un petit dieu bien vivant qui réchauffe l’âme…
L’enfer, c’est quand la terre commence à ressembler à la lune…
La flamme préhistorique à été un jour le premier dieu des hommes…
Je sens monter en moi l’impassibilité des vagabonds japonais de la Tradition Zen. Il s’agit pour eux de laisser les sensations leur traverser le corps sans s’y fixer jamais et d’accéder à l’imperméabilité, à l’image du martin-pêcheur qui réussit à plonger dans l’eau et à en ressortir sec…
Les odeurs végétales exhalent dans l’oasis un parfum de pourriture un peu scandaleuse qui n’est autre que l’odeur de la vie…
La théorie des contrastes veut que l’on apprécie à une valeur très haute ce dont on a longtemps été privé…
Je m’aperçois combien je suis un être sylvestre. Seul le Bernard-l’ermite peut survivre au barrissement de l’éléphant.
Une route qui file droit comme une ligne de vie sur la paume d’un mort…
« Méfiez-vous du premier mouvement, c’est souvent le bon. » dit un poète
La mémoire, au secours de la solitude…
La volonté en fusion peut tordre le fer de l’impossible…
Les maux du corps, console les peines de l’esprit et lave les mauvais penchants de l’âme…
Est-ce la pureté que le froid confère à toute pensée…?
Pas le moindre gramme de la boue du monde, pas d’interstice pour une pensée néfaste, il n’y a de la place que pour l’effort pur, fourni dans un décor de premier matin, pour la contemplation et pour l’obstination …
La grandeur des jours nomades (c’est qu’ils sont clairs comme le cristal…)
C’est la « grande santé » de Nietzsche…
Le moulin, la quenouille, le tambour, la prière, le thé sans cesse servi ; le temps est parfaitement empli, maîtrisé, contenu, vaincu car contraint de s’écouler en rond…
Un évadé, c’est une volonté en marche…
La mort c’est renoncer à lutter…
N’a-t’on jamais remarqué que le manteau de neige révèle les ombres d’un pays plus qu’il ne l’illumine ?…
La seule richesse d’un clochard mystique c’est sa force vitale…
Ces moines errants ont placé leur existence sous l’auspice de l’apaisement : vivre l’instant leur suffit à leur contenter l’âme, ils ne s’inquiètent jamais de l’avenir, la Providence pourvoira…
Je ne me lasse jamais de me gorger de leur énergie joyeuse. Leur contact est bienfaisant. Savoir qu’ils vivaient suffisait à les rendre heureux de vivre…
Il ne faut pas parler quand les corbeaux crient car on risquerait de ne pas entendre ce qu’ils ont à nous dire…
L’immensité spatiale finit toujours par capituler devant l’obstination…
Le ciel saigne ; c’est le soleil qui dégorge tout le sang qu’il a vu couler sur la terre pendant sa demi-course… Les astres purs ne devraient jamais assister à l’horrible spectacle de la vie des hommes… Les crépuscules seraient plus doux…
J’aimerai pleurer car il me semble avoir atteint ici l’un des buts les plus désirés de ma vie. Je ne serais pas plus ému aux pieds d’un être aimé, une fée, une femme, attendu pendant des mois et retrouvé enfin… les intenses secondes que je passe sur ce bloc de granit sont importantes car elles me prouvent que mon cœur n’est pas mort.
(A la vue de Lhassa… une goutte d’or au fond de l’athanor)…
Il faut toujours laisser ouvert dans le laboratoire de la connaissance un soupirail ouvert sur l’inconnu…
Le soir le soleil devient rouge, descend du ciel blanc, se prend dans les ramures des arbres et y reste accroché comme une boule de gui que le druide alchimiste aurait enfin réussi à changer en or…
Rien n’est impossible à celui qui poursuit la liberté comme but unique… La voie est libre à ceux qui entendent la voix de la liberté…
L’ombre ne laisse pas de trace, elle existe pourtant…
Liberté : le pain de l’âme, aussi nécessaire à la vie que le pain au ventre…

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120103-Forêts de Sibéries

Dans les forêts de Sibérie Sylvain TESSON extraits L’auteur a passé 6 mois (de février à juillet) dans une cabane au bord d’un lac en Sibérie….
« …Et si la liberté consistait à posséder le temps ? Et si le bonheur revenait à disposer de solitude, d’espace et de silence - toute chose dont manqueront les générations futures ? Tany qu’il y aura des cabanes au fond des bois, rien ne sera tout à fait perdu….
J’ai vécu une existence resserrée autour de gestes simples…. La cabane était un poste d’observation idéal pour capter les tressaillements de la nature… Au fond de la Taïga je me suis métamorphosé… Mon ermitage est devenu, le laboratoire de ces transformations…
La solitude est cette conquête qui vous rend la jouissance des choses… Etre seul, c’est entendre le silence… La forêt, houle lente… J’avais trouvé dans la marche à pied matière à ralentir… L’alchimie du voyage épaississait les secondes…
Habiter joyeusement des clairières sauvages vaut mieux que dépérir en ville… La vie dans les bois offre un terrain rêvé pour cette réconciliation entre l’archaïque et le futuriste… Pour Elisée Reclus (L’homme et la terre), l’avenir de l’humanité résiderait dans « l’union plénière du civilisé avec le sauvage »… Sous les futaies, se déploie une existence éternelle, au plus près de l’humus… « Voilà la vie qu’il me faut » … Il suffisait de demander à l’immobilité ce que le voyage ne m’apportait plus : la paix…. L’essentiel est de mener sa vie à coups de gouvernail… Ne pas s’installer, toujours osciller de l’une à l’autre des extrémités du spectre des sensations… L’essentiel ? Ne pas peser trop à la surface du globe… Un jour on est las de parler de « décroissance » et d’amour de la nature. L’envie nous prend d’aligner nos actes et nos idées. Il est temps de quitter la ville et de tirer sur les discours le rideau des forêts…. Sous le couvert des pins, la vie se réduit à des gestes vitaux… La forêt resserre ce que la vie disperse… Usage de la fenêtre : inviter la beauté à entrer et laisser l’inspiration sortir… Beaucoup de réflexions naissent de la fumée d’un thé… (Un champ expérimental où s’inventer une vie ralentie)… Le luxe de l’ermite, c’est la beauté… Les masses, gagnant les futaies, y importeraient les maux qu’elles prétendaient fuir en quittant la ville… On ne s’en sort pas…
Pointillé des pas sur la neige La marche couture Le tissu blanc Je suis libre de tout faire dans un monde où il n’y a rien à faire… Une question se pose à l’ermite : Peut-on se supporter soi-même ? Les organismes biologiques animaux et végétaux se côtoient dans l’équilibre… Ils se détruisent, se tuent et se reproduisent en harmonie… Le solfège est bien réglé… Les cortex frontaux humains,, eux, ne parviennent pas à coexister tranquillement. Nous jouons désaccordés. .. L’ermite nie la vocation de la civilisation, en constitue la critique vivante… La vie dans les bois conduit à se dégraisser. On s’allège de ce qui encombre, on déleste l’aérostat de son existence… Débarrassés de tout impératif d’effort, nous nous dévitalisons… L’ermite gagne en poésie ce qu’il perd en agilité… Ce n’est pas rien d’être grain de poussière en ce monde… La seule vertu, sous les latitudes forestières, c’est l’acceptation… D’où vient la difficulté de la vie en société ? De cet impératif de trouver toujours quelque chose à dire. Je veux m’enraciner, devenir de la terre après avoir été le vent… L’homme libre possède le temps… Au cours de ces journées là-haut, je me consacre à la pure réjouissance d’être… Quand on s’est reclus dans un bois, il n’y a que le soleil dont on supporte l’intrusion… Il faut rêver pour se surprendre… Ici, ce que le Vivant perd en profusion, il le gagne en intensité… Les bois sont prêts à accueillir les hommes ; ils ont l’habitude des éternels retours…. Pour parvenir au sentiment de liberté intérieure il faut de l’espace à profusion et de la solitude. Il faut ajouter la maîtrise du temps, le silence total, l’âpreté de la vie et le côtoiement de la splendeur géographique. L’équation de ces conquêtes mène en « cabane » !… L’ennui ne me fait aucune peur. Il y a morsure plus douloureuse : le chagrin de ne pas partager avec un être aimé la beauté des moments vécus. La solitude : ce que les autres perdent à n’être pas auprès de celui qui l’éprouve… L’ermite est seul, face à la nature. Il demeure l’unique contemplateur du réel, porte le fardeau de la représentation du monde, de sa révélation au regard humain… C’est dans l’intêret du solitaire de se montrer bienveillant avec ce qui l’entoure, de rallier à sa cause bêtes, plantes et dieux… Un monde obsédé par l’image se prive de goûter aux mystérieuses émanations de la vie…Aucun objectif photographique ne captera les réminiscences qu’un paysage déploie en nos cœurs…Je n’ai que le faisceau de ma vue pour faire surgir le monde. A nous deux, nous ferions jaillir plus de choses… Aujourd’hui, je n’ai nui à aucun être vivant de cette planète… Côtoyer les bêtes est une jouvence… Qui aime la nature pour sa valeur intrinsèque et non pour ses bienfaits ? La neige covoque à la mémoire le spouvenir des gens aimés… Elle lave de tous les bavardages, permet le coup de sonde en soi… Elle lie d’amitié l’ermite avec les plantes et les bêtes et parfois un petit dieu qui passerait par là… Je repose …/… à la lisière du bois, au pied de la montagne sur le fil de la rive, dans l’amour de toute chose qui m’entoure… (En parlant de sages vieillards chinois) : Après avoir voulu agir sur le monde, ces hommes se retranchaient, décidés à laisser agir le monde sur eux. La vie est une oscillation entre deux tentations… Le non agir aiguise la perception de toute chose. L’ermite absorbe l’univers, accorde une attention extrême à sa plus petite facette. Assis en tailleur sous l’amandier il entend le choc du pétale sur la surface de l’étang. Il voit vibrer le bord de la plume de la grue en vol. il sent monter dans l’air l’odeur de fleur heureuse dont s’enveloppe le soir…. Devenir un manque à gagner devrait devenir l’objectif des révolutionnaires… C’est une définition de l’éden : Vivre replié dans un espace que le regard embrasse, qu’une journée de marche permet de circonscrire et que l’esprit se représente… Découvrir que la limitation est source de joie… Sur cette terre;il fait bon s’appuyer sur quelque chose… En rétrécissant la panoplie des actions, on augmente la profondeur de chaque expérience… Chercher le surgissement de brèves joies… J’écris un journal intime pour lutter contre l’oubli, offrir un supplétif à la mémoire… Le temps redevient cette procession invisible et légère qui fraie son chemin à travers l’être… Pour être parfaitement heureux, il me manque quelqu’un à qui l’expliquer… Si les ermites du désert s’étaient retranchés dans les taïgas, ils auraient inventé des religions peuplées d’esprits joyeux et de dieux animaux… L’ermite, passeur des mondes… L’idée de sanctuariser des étendues de la Terre où la vie se perpétuerait sans les hommes me paraît poétique…Bêtes, hommes et dieux s’y épanouiraient, hors du regard…Nous saurions qu’une vie sauvage se perpétue, et cette pensée serait élixir. Avoir peu à faire entraîne de porter attention à toute chose… Dans un royaume en ordre, la forêt est le dernier bastion de liberté à tomber… L’Etat veut des êtres soumis, des cœurs secs dans des coprs présentables ; Les taïgas ensauvagent les hommes et délient les âmes… En cas de mélancolie, il suffit de penser à ce beau principe de régénération : les arbres meurent, tombent et pourrissent. Et sur l’humus, qui est la mémoire de la forêt, d’autres arbres naissent et commencent pour un siècle ou deux leur ascension vers le ciel… Il faudrait nous enlever un petit bout de néocortex à la naissance . Pour nous ôter le désir de détruire le monde… L’homme est un enfant capricieux qui croit que la Terre est sa chambre, les bêtes ses jouets, les aerbres ses hochets… Deux élans contradictoires fomentent la renaissance. Le jaillissement de ce qui était enfoui dans le sol et l’épanchement de ce qui était contenu dans les hauteurs… On dispose de tout ce qu’il faut lorsqu’on organise sa vie autour de l’idée de ne rien posséder… La beauté ne sauvera jamais le monde, tout jiuste offrera-t-elle de beaux décors pour l’entre-tuerie des hommes… Le bonheur devient cette chose simple : attendre quelque chose dont on sait qu’il va advenir. Le temps se fait le merveilleux ordonnateur de ces surgissements… Ne jamais détruire dit l’ermite mais conserver et continuer… On cherche ici la paix, l’unité, le renouement… Vivre ici n’apporte rien à la communauté des hommes. L’expérience de l’ermitage ne verse pas son écot à la recherche collective sur les moyens de faire vivre les gens ensemble… Le Christ aurait dû être un dieu grec… On ne se lasse pas de la splendeur, vieux principe sédentaire. De quoi se plaindre d’ailleurs ? La lumière nuance la beauté, la métamorphose. Celle-ci se cultive et jour après jour se renouvelle… L’ermite accepte de ne plus rien peser dans la marche du monde, de ne compter pour rien dans la chaîne des causalités… On ne se sent jamais aussi vivant que mort au monde ! …/… Comme lorsque l’œil découvre dans un livre la phrase que l’esprit attendait depuis longtemps sans réussir à la formuler… Les torrents caracolent jusqu’au lac. Il font le bruit de la vie qui descend à la fête… Aimer, c’est reconnaître la valeur de ce que l’on ne pourra jamais connaître… Et non pas célébrer son propre rezflet dans le visage d’un semblable… La pluie a été inventée pour que l’homme se sente heureux sous un toit… Couper des arbres, cueillir des fleurs ; paierons-nous un jour ces minuscules libertés que nous prenons avec l’ordre des choses, ces infimes transformations de la partition initiale ? On voudrait ressusciter la sensation disparue. Les jours s’écoulent dans ce tâtonnement. l’existence devient errance. On avance, filet à papillons à la main, aspirant à ce qui s’est enfoui. Cette tentative mille fois recommencée et mille fois contrariée de revivre le « satori » alimente nos efforts jusqu’à ce que la mort nous délivre de l’obsession de revivifier les évanouissements… L’harmonie des lieux n’y fera rien, l’homme ne se refait pas… Dans la Taïga, je préfère moissonner les instants de félicité que m’enivrer d’absolu… La vie est-ce qui nous colore… Vivre ne devrait consister qu’en ceci : prononcer sans cesse des actions de grâce pour remercier le destin du moindre bienfait… Etre heureux, c’est savoir qu’on l’est… Il faut se donner la possibilité d’un bonheur minimum… Nous sommes toujours en retard de vivre… Le temps n’offre pas de deuxième chance… C’est l’heure du soir où chacun rentre chez lui et adresse un dernier merci à ce nouveau jour de vie… Vivre en ponctionnant ce qu’il faut dans les bois garantit le bonheur… Une éclaircie permet de nommer les ombres… Qu’est-ce que la société ? Le nom donné à ce faisceau de courants extérieurs qui pèsent sur le gouvernail de notre barque pour nous empêcher de la mener où bon nous semble. » Contempler les nuances de la lumière sur les peaux du monde… Lire compulsivement affranchit du souci de cheminer dans la forêt de la méditation à la recherche des clairières… Pourquoi cette envie de refaire le monde au moment où il s’éteint ?… Le recours aux forêts est recours à soi-même… L’ermite gagne en douceur ce qu’il perd en civilité… J’ai découvert qu’habiter le silence était une jouvence…La virginité du temps est un trésor…L’Œil ne se lasse jamais d’un spectacle de splendeur… Il est bon de savoir que dans une forêt du monde, là-bas, il est une cabane où quelque chose est possible, situé pas trop loin du bonheur de vivre…Ici j’ai demandé au génie d’un lieu de m’aider à faire la paix avec le temps… »
Citations extraites de l’ouvrage : « Ici demeurent des dieux dont je n’ai pas besoin de connaître le nom, et qui se perdent, comme des arbres dans la forêt, dans le Divin en soi…. La démystification vise à rendre les personnes et leur conduite dociles aux lois du monde des machines… Moins nous nous attachons aux différences, et plus l’intuition se renforce ; nous n’entendons plus le bruissement de l’arbre mais la réponse de la forêt au vent. » Jünger
« Réduis à moi seul, je me nourris, il est vrai, de ma propre substance, mais elle ne s’épuise pas… » J J Rousseau les Rêveries
« Qu’est-ce que l’homme a fait à l’homme ? » Gorki Confessions
« Dans tout cela réside une signification profonde. Sur le point de l’exprimer déjà, j’ai oublié les mots. » Pensée chinoise
« Digne dans mon humble hutte, à mon aise je bois du vin et compose des poèmes, accordé aucours des choses, conscient de mon sort, n’ayant plus ainsi aucune arrière-pensée… » Eloge funèbre de Tao Yuanming 427 de notre ère
« Si votre quotidien vous paraît pauvre, ne l’accusez pas. Accusez-vous vous-mêmes de ne pas être assez poète pour appeler à vous ces richesses. » Rainer Maria Rilke
« Le ton sur lequel nous parlons au monde et celui qu’il emploie avec nous. Qui donne le meilleur reçoit le meilleur.» John Burroughs
« Ce qui donne un sens à notre comportement à l’égard de la vie est la fidélité à un certain instant et notre effort pour éterniser cet instant. » Mishima ( Le Pavillon d’or ) les bouddhistes nomment Satori ces instants où la conscience entrevoit quelque chose. A peine né, le surgissement s’évanouit… « J’éprouvai une émotion bizarre en voyant avec quelle exacte minutie les choses de la terre donnaient asile aux couleurs du ciel » Mishima (idem)
« Moins elle avait de but et plus sa vie prenait de sens. » Cicéron
«  »Tout travaille à tout… Il y a entre les êtres et les choses des relations de prodige… Aucun penseur n’oserait dire que le parfum des aubépines est inutile aux constellations… » Victor Hugo
« Le silence, ornement des solitudes sacrées.. » « Qu’il est doux d’entendre les vents déchaînés quand on est dans son lit. » Chateaubriand la Vie de Rancé



14/02/2012
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