Les dits du corbeau noir

NOUVELLE : UNE ENFANCE AU "VAL" 2/3 (AVRIL 2013)

Mon enfance fut une éponge de sensations, de senteurs, de parfums, d’odeurs… J’absorbais par porosité émotionnelle toutes les senteurs printanières, l’odeur puissante du varech, celle des épandages, celle du colza, des foins coupés, des figuiers de la ferme voisine, celle des ajoncs brûlés par l’été et fleurant bon le caramel, celle des pommes étant à javeler dans le cellier, celle des confitures de mûres ou de framboises, celle du café trônant en permanence sur la cuisinière, celle de l’encens à la messe, celle des sabots du cheval en cours de ferrage et même celle des gitanes « maïs » du grand père…

Je respirais avec le poumon de ce pays, j’avais en moi ses flux, ses reflux et ses mortes eaux, ses amplitudes aux équinoxes et solstices, ses vents, ses tempêtes, ses orages et tonnerres, ses gelées et ses neiges si rares qu’on fêtait leur présence bien plus qu’ailleurs sachant leur durée des plus éphémères…

J’avais dans les yeux une palette de ciels et de nuages, tous les levants et couchants, toute la gamme des couleurs arborées sur le pavillon armoricain et maritime qui s’offrait sans cesse aux embrassées du Nordé ; ce souffle dominant poussant le coton des nuées d’un bord à l’autre de la baie…

Tout cela me pénétrait au plus profond du corps et de la mémoire. Même si je n’en avais pas conscience cela menait son œuvre, me façonnait, me moulait de l’intérieur, m’enduisait d’une argile
subtile, élastique et souple, qui plus tard donnerait forme à cet esprit qui s’éveillait en moi comme une graine dans l’obscurité des sillons de novembre préparant aux moissons de recouvrance, aux « épousailles », aux futures noces d’entendement et de célébration….

L’immersion précédait la recouvrance, l’adhésion sans faille, l’intelligence de ce qui fût, es et devient, la ferveur des liens et des relations que l’on instaure entre la terre et le ciel, la mort et la vie, la chair et le songe, le passé et le devenir….

L’Ile Mystérieuse de Jules Verne fut longtemps mon premier livre de chevet et je transposais le récit dans mon quotidien face à cette île majestueuse posée sur l’océan dans le prolongement de la Lingouare ; île jaillit au cœur de la Manche et avec laquelle je mettais en scène mon propre naufrage, ma survie, mes espérances, m’inventais des compagnons de fortune….
Les nombreux oiseaux constituaient une voilure tendue sur ce grand mât de pierre qui parfois frôlait la lune et les étoiles en mes navigations hauturières et rêveuses….

J’étais, avec sa patience immuable, son obstination à tutoyer les saisons, complice d’une présence qui défiait le temps… J’étais son schiste, ses herbes courtes, ses algues et ses silènes, ses lichens,  ses roches oxydées, ses arrêtes polies par l’érosion, son guano, ses niches à cormorans, mouettes et goélands…

C’était un sein immense où s’allaitait le déroulé des jours et des nuits et j’étais de ceux qui tètent de ce sein pour croître jusqu’aux étoiles !…. J’étais le silex et la flèche de ses cris tournoyant dans le cycle de l’année, j’étais ses couvaisons d’aubes et de crépuscules…. J’étais dans l’enveloppe de ses brumes, de ses embruns, de ses brouillards, de ses rosées et de ses crachins….

Que d’heures passées face à face, moi, contemplant la mariée aux robes changeantes, lisant dans les plis de sa robe d’écume, dénouant du regard les rubans des forts courants qui enveloppaient sa taille…

On disait, sans grande précision, que l’îlot fut habité jadis par quelques religieux ou un ermite bien qu’il est difficile d’imaginer un habitat dans cette configuration rocheuse peu apte à une occupation humaine… Ce qui est certain, c’est que mon imaginaire en a fait souvent sa demeure privilégiée et que, par la suite, j’ai souhaité y déposer une partie de mes cendres, l’autre allant se mêler à l’humus et au terreau de Brocéliande…

Il y a avait de l’amour en cela, assez semblable à celui que l’on aurait pour une femme sans cesse désirée et jamais déflorée….Mais que de frémissements et de palpitations dans les attouchements du cœur et du songe !….

J’avais à jamais ramassé dans la paume de mes mains tous les fragments d’un paysage d’enfance constitutif de l’homme que je suis devenu…  L’eau, le feu, le vent, la terre, les souffles, le sable, le sel, l’écume, le granit et le schiste, les landiers, les prairies, les champs, les fonds de vallées, les marais, les étangs, les pinèdes, les massifs dunaires, les ronciers, les rus, ruisseaux et rivières, les plages, les grèves, les vasières et les criques, rien de cela ne m’était étranger. J’en avais saisi la matière et les fluides, les courbes et les mouvances, les chants et les silences, la paix et la fureur….

J’étais de cette présence au monde ; une présence élémentaire et cardinale faisant pivot au carrefour de toutes les possibilités…  J’étais cela , entièrement, totalement cela, identifié à cela….

J’étais pétri dans ce four, tourné dans ce tour, serti comme un vitrail faisant rayonner en moi une divine et juvénile lumière…  

Je connaissais toutes les pièces de ce puzzle et pouvais en reconstituer l’unité… En cela, j’avais aussi ma place modeste, jubilatoire et ajustée…

J’avais reçu cette grâce de vivre dans la profusion généreuse de ce qui est donné et offert par une Nature bienveillante et bienfaisante, aimante et exaltante qui, peu à peu et avec tendresse, faisait de moi et pour toujours, un homme destiné à être amoureux….

A SUIVRE



18/04/2013
0 Poster un commentaire